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La liberté d'expression à l'épreuve de la répression pénale

  • Me Célia Chauffray
  • 5 déc. 2023
  • 5 min de lecture


Les médias se font régulièrement l'écho d'actions militantes diverses allant de l'occupation de « zones à défendre », à l'intrusion dans des centrales nucléaires pour démontrer leur vulnérabilité, au décrochage de portrait du président de la République pour son inaction climatique, à l'exhibition du torse nu de femmes, au déboulonnage de statues représentant les vestiges du colonialisme, ou encore au barbouillage de monuments ou d'œuvres d'art pour des causes diverses.

 

Ces comportements, parfois violents, sont susceptibles de constituer des infractions pénales et d’être poursuivis devant les juridictions nationales.

 

Or, les juridictions françaises et européennes ont justifié l’absence de répression des infractions poursuivies au visa de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme garantissant le droit à la liberté d’expression.

 

L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose en effet que :

 

« Toute personne a droit à la liberté́ d'expression. Ce droit comprend la liberté́ d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations ».

 

La liberté d'expression est considérée comme l'un des fondements de la société démocratique par la Cour européenne des droits de l'homme et, comme l'un des fondements de sa jurisprudence.

 

La Cour de cassation a jugé que « l’incrimination d’un comportement constitutif d’une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause » (Crim. 26 octobre 2016, pourvoi n°15-83.774).

 

Selon cette formule, toute infraction pénale est donc susceptible in abstracto d’être légitimée par la liberté d’expression. La Cour de cassation invite également par cette formulation les juges du fond à tenir compte in concreto de « la nature et du contexte de l’infraction », donc à opérer un contrôle sinon de nécessité, du moins de proportionnalité.

 

Dans une série d’arrêts rendus le 18 mai 2022, qui concernaient des militants de la cause climatique décrocheurs de portraits du président de la République, poursuivis et condamnés pour vol en réunion, la Cour de cassation a donné les directives suivantes :

 

« Lorsque le prévenu invoque une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression, il appartient au juge, après s’être assuré, dans l’affaire qui lui est soumise, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la condamnation. Ce contrôle de proportionnalité requiert un examen d’ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé » (Crim. 18 mai 2022, pourvois n° 21-86.685, 21-86.647 et n°20-87.272).

 

Dès lors, il appartient donc aux juges du fond d’examiner tout d’abord la nature de l’infraction, à savoir s’il existe un lien direct entre l’infraction et la liberté d’expression, donc si les actes poursuivis expriment bien une opinion qui porte sur un sujet d’intérêt général (1), puis d’examiner la question de la proportionnalité de la condamnation qui pose la question de la mesure de la répression (2).

 

1)     Concernant tout d’abord la nature de l’infraction : les infractions susceptibles d’être légitimées par la liberté d’expression sont celles qui présentent un lien direct avec la liberté d’expression, donc qui constituent un acte exprimant une opinion et qui portent sur un sujet d’intérêt général.

 

Ce lien est tout d’abord facile à mettre en évidence concernant les infractions expressives par nature[1] que sont les infractions liées à la parole ou à l’écrit, à savoir la diffamation, l’injure, la dénonciation calomnieuse, l’outrage ou l’apologie.

 

S’agissant des infractions expressives par destination, elles peuvent également échapper à la répression. Il s’agit de « tout type d’infractions, à l’occasion desquelles un effort de communication est fait par l’auteur, pendant ou juste après pour faire connaitre ses motivations ou ses mobiles politique »[2]. Ces infractions peuvent aussi être légitimées lorsqu’elles sont commises en lien avec un sujet d’intérêt général, qu’il s’agisse d’infractions contre les personnes ou contre les biens.

 

La Cour de cassation a ainsi admis que la liberté d’expression, en lien avec un sujet d’intérêt général, pouvait neutraliser l’incrimination de harcèlement moral concernant un prévenu qui avait massivement distribué des tracts et collé des affiches pour dénoncer les agissements d’un huissier qu’il qualifiait de « véreux » (Crim. 13 octobre 2020, pourvoi n°19-85.632).

 

Emboitant le pas à la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH, 28 octobre 2014, Gough c. Royaume-Uni, n°49327/11), la Cour de cassation a estimé que le délit d’exhibition sexuelle, reprochée à une Femen s’étant montrée seins nus dans le musée Grévin pour porter un message politique contre Vladimir Poutine, procédait d’une « démarche de protestation politique », qui « compte tenu de la nature et du contexte de l’acte » devait demeurer impunie (Crim. 26 février 2020, pourvoi n°19-81.827).

 

La Cour de cassation a également invalidé la condamnation pour dégradations légères d’un homme qui avait dégradé des panneaux publicitaires pour dénoncer la publicité envahissante (Crim. 1er juin 2022, pourvoi n°21-82.113).

 

La Haute juridiction a encore refusé d’appliquer l’incrimination d’escroquerie à une journaliste qui s’était infiltrée dans un parti politique pour obtenir des informations, aux motifs que de tels agissements se sont inscrits dans le cadre d’une enquête sérieuse destinée à nourrir un débat d’intérêt général sur le fonctionnement d’un mouvement politique (Crim. 26 octobre 2016, pourvoi n°15-83.774).

 

A également été considérée comme une ingérence disproportionnée dans la liberté d’expression des personnes poursuivies l’incrimination pénale, sous la qualification de vol, concernant le décrochage de portraits du président de la République pour être remplacés par des affiches alertant sur l’urgence climatique (Crim. 29 mars 2023, pourvoi n°22-83.458)

 

2)    Concernant ensuite la mesure de la répression : selon la formule utilisée par la Cour de cassation dans ses arrêts du 18 mai 2022, les juges doivent ensuite vérifier le caractère proportionné de la condamnation et, pour ce faire, ils doivent procéder à « un examen d’ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé » (Crim. 18 mai 2022, précités).

 

S’agissant de l’appréciation de la proportionnalité de la condamnation, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme que « les juges doivent veiller à ce que la condamnation ne prive pas l’intéressé d’une liberté plus grande que celle qu’il a exercé en s’exprimant. Partant, les peines privatives de liberté ne devraient être prononcées que dans des circonstances très exceptionnelles »[3].

 

Ainsi la Cour européenne a condamné la France pour avoir prononcé contre une militante Femen ayant réalisé une « performance » dans l’église de la Madeleine une peine privative de liberté avec sursis ce qui constituait une ingérence disproportionnée dans sa liberté d’expression (CEDH, 13 octobre 2022, Bouton c. France, n°22636/19).

 

La Cour a relevé dans cette décision que « les juridictions internes ont fait le choix d’une peine d’emprisonnement qui, même assortie d’un sursis, ne peut être considérée comme la peine la plus modérée exigée par la jurisprudence de la Cour quand est en jeu la liberté d’expression de la personne sanctionnée, domaine dans lequel […] l’usage de la voie pénale ne doit être choisi qu’avec retenue par les instances nationales » (§54).

 

La France a également été condamnée pour avoir infligé une peine privative de liberté ferme à une personne reconnue coupable d’apologie du terrorisme alors qu’il s’était exprimé dans le cadre d’un débat d’intérêt général (CEDH, 23 juin 2022, Rouillan c. France, n°28000/19).


[1] « Légitimation des infractions expressives : neutralisation de l’incrimination ou atténuation de la peine ? c’est selon… », Xavier PIN, RSC 2022 p.817

[2] Ibid.

[3] Ibid.

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