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Photographie et droit d'auteur : l'affaire Mayer & Pierson (1862)

  • Célia Chauffray
  • 7 oct.
  • 8 min de lecture

La 56ème édition des rencontres de la photographie d’Arles vient de s’achever le 5 octobre courant. Comme chaque année, c’était l’occasion d’y découvrir de très belles expositions, magnifiquement mises en scène dans différents lieux de la ville.


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Au sein du cloitre Saint-Trophime, on pouvait ainsi admirer une superbe exposition intitulée « Eloge de la photographie anonyme »[1] qui présentait la collection de photographies anonymes d’amateurs constituée par Marion et Philippe Jacquier, fondateurs de la galerie Lumière des roses à Montreuil[2].


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Cette exposition m’a littéralement subjuguée et fascinée, tant ces photos prises par des amateurs sont mystérieuses et poétiques.


Certaines photographies étaient intéressantes par le choix de leur sujet (par exemple, les photos d’un certain Jean qui a photographié, dans le Paris des années 30, les lieux de son histoire d’amour avec Rose en marquant d’une croix rouge les endroits précis de leurs rencontres), d’autres par leur mise en scène (telle cette photo d’un cavalier vêtu d’un masque à gaz sur son cheval blanc, également masqué, qui semblaient jaillir du néant) ou d’autres encore par leur technique (tels, par exemple, de somptueux autochromes).


A voir ces photos d’amateurs, érigées ici en véritables œuvres d’art créatrices d’émotions chez le spectateur qui les contemple, l’on ne peut que percevoir la difficulté qu’il y a souvent à tracer la frontière entre ce qui relève d’une œuvre d’art – protégée en tant que telle par le droit d’auteur – et une simple reproduction mécanique du réel par le procédé technique de la photographie, dépourvue de toute protection.


Pourtant, il a bien fallu que le droit s’empare de cette question délicate en tentant de poser des critères pour distinguer la photographie qui relève de la protection du droit d’auteur de celle qui n’en relève pas.


Comme nous le verrons avec cette première affaire que j’ai choisi d’évoquer, cela ne fut pas une mince affaire que de répondre à cette question.


La photographie : une invention récente

Il faut se souvenir que la photographie est une invention récente.


En 1822, Nicéphore Niépce réalisait les premières « images photographiques ». La plus ancienne photographie conservée à ce jour étant une prise de vue réalisée réalisée au premier étage de son domicile baptisé « Le Gras ». Cette photographie est une héliogravure, restée célèbre sous le titre Point de vue du Gras.


Point de Vue du Gras, Nicéphore Niépce (1826 ou 1827)
Point de Vue du Gras, Nicéphore Niépce (1826 ou 1827)

En 1829, Nicéphore Niépce s’associe avec son confrère inventeur Louis Daguerre pour concevoir un second procédé photographique qui sera mis au point en 1835, le daguerréotype.


Le 18 août 1839, l’astronome et député François Arago présentait solennellement cette invention au public lors d’une séance de l’Académie des Sciences et des Beaux-arts réunies, en qualifiant cette invention de « don de la France au Monde ».


Le gouvernement français décida de verser une pension annuelle à Louis Daguerre ainsi qu’au fils de Nicéphore Niépce – le père étant décédé depuis - en contrepartie de la cession du procédé qu’ils avaient mis au point, et qui fut donc ensuite mis à la libre disposition du public.


Appareil construit en 1839 par Susse Frères sur les instructions de Louis Daguerre
Appareil construit en 1839 par Susse Frères sur les instructions de Louis Daguerre

Cependant, ce n’est qu’aux alentours de 1860, à la suite de l’invention par Auguste Bertsch du premier appareil de petit format, que cet art devint véritablement accessible à de nombreux amateurs, posant ainsi consécutivement le problème de la protection juridique des photographies.


Appareil photographique stéréoscopique mis au point par Auguste Bertsch en 1860
Appareil photographique stéréoscopique mis au point par Auguste Bertsch en 1860

 

La photographie inconnue du droit d’auteur

Or, à l’époque, le droit d’auteur était régi par une loi du 19 juillet 1793 qui accordait aux auteurs, compositeurs, peintres et dessinateurs le privilège de disposer seuls de leurs ouvrages pendant leur vie[3].


Ce texte n’envisageait évidemment pas la situation des photographes, et la précision de la rédaction de ce texte, qui se livrait à une énumération limitative des procédés protégés, rendait délicate la question de l’extension de la protection à un procédé nouveau.


À ce texte, s’ajoutait le Code pénal de 1810 qui sanctionnait pénalement les actes de contrefaçon de droit d’auteur[4], dans des termes à première vue plus extensifs que la loi de 1793.


Parmi les juristes, certains considéraient la photographie comme un procédé purement industriel qui ne relevait pas de la protection du droit d’auteur, estimant que l’appareil photographique ne faisait que reproduire servilement les objets ou personnages placés dans son champ.


D’autres, au contraire, estimaient que les photographies étaient assimilables à des dessins et que, faisant ainsi partie des arts graphiques, elles devaient être protégées au titre du droit d’auteur quelle que soit leur valeur esthétique ou artistique.


L’affaire Mayer & Pierson (1862)

Il ne fallu pas attendre très longtemps avant que les tribunaux aient à connaitre des questions nouvelles posées par l’invention de la photographie, puisque le premier arrêt de la Cour de cassation en la matière fut rendu le 21 novembre 1862 dans l’affaire Mayer & Pierson.


Le studio photographique Mayer & Pierson, né de l’association entre Léopold-Ernest Mayer (1817-1895) et Pierre-Louis Pierson (1822-1913), était installé à Paris au 5 boulevard des Capucines. Ils s’étaient rapidement fait une spécialité de réaliser les portraits photographiques de la haute société parisienne de l’époque, et devinrent en 1856 le studio photographique officiel de l’empereur Napoléon III.


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Cette même année 1856, le studio réalisa le portrait du Comte de Cavour, homme d’Etat italien fervent partisan de l’unité italienne qui, cinq ans plus tard, deviendra le premier président du conseil du Royaume d’Italie.


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Les portraits de l’homme politique italien deviennent alors très prisés.


Ainsi, les appétits commerciaux commencent à s’aiguiser autour de cet art photographique nouveau qui devient peu à peu très rentable.


En 1862, le photographe Betbéder décide alors d’exploiter à son profit le portrait du Comte Cavour réalisé par Mayer & Pierson. Il modifie l’image originale en l’agrandissant et en la retouchant au pinceau afin de modifier la pose du modèle et d’y ajouter un fond. Son associé, le négociant Schwalbé, reproduit et commercialise ce portrait modifié, ainsi qu’un autre portrait de Lord Palmerston, également réalisé par le studio Mayer& Pierson.


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Mayer & Pierson ont vent de ces commercialisations de leurs œuvres modifiées et décident de poursuivre en justice Betbéder et Schwalbé pour contrefaçon.


Le jugement du 9 janvier 1862 : la photographie comme simple opération mécanique de reproduction du réel


Par un jugement du 9 janvier 1862, le Tribunal correctionnel de la Seine déboute Meyer & Pierson de leur action. Les premiers juges ont estimé que la photographie était une simple opération mécanique de reproduction du réel, étrangère à la création protégée par la loi du 19 juillet 1793.


En effet, ils considéraient que la photographie n’était rien d’autre qu’une « opération purement manuelle, exigeant sans doute de l'habitude et une grande habilité, mais ne ressemblant en rien à l'œuvre du peintre ou du dessinateur, qui crée avec les ressources de son imagination des compositions et des sujets, ou reproduit avec son sentiment propre des images d'après nature ».


L'arrêt du 18 avril 1862 : assimilation de la photographie au dessin


Meyer&Pierson firent appel de cette décision. Bien leur en prit puisque, par un arrêt du 18 avril 1862, la Cour impériale de Paris (équivalent de notre Cour d’appel) infirma le jugement de première instance.


Les juges d’appel adoptèrent une position remarquable en assimilant la photographie aux dessins, qui étaient une des catégories d’œuvres protégées par la loi du 19 juillet 1793. Ils estimaient que « ces dessins, quoique obtenus à l’aide de la chambre noire et sous l’influence de la lumière, peuvent, dans une certaine mesure et dans un certain degré, être le produit de la pensée, de l’esprit, du goût, de l’intelligence de l’opérateur ».


Ainsi, par « le choix du point de vue, de la combinaison des effets de lumière et d’ombre » et, pour les portraits, par les choix relatifs à la pose du sujet, l’agencement du costume et des décors, l’œuvre photographique peut témoigner de la subjectivité de son auteur et porter ainsi l’empreinte de sa personnalité.


De ce fait, le portrait du Comte de Cavour réalisé par Mayer&Pierson étant une production artistique protégée par le droit d’auteur, sa reproduction par Betbéder et Schwalbé s’analyse en une contrefaçon.


La Cour de cassation confirme cette position


Cette fois-ci ce sont Betbéder et Schwalbé qui, mécontents de cette décision, se pourvoient en cassation.


Ils dénoncent une fausse application de la loi de 1793 et soutiennent que la photographie n’entre pas dans la catégorie des beaux-arts qui, selon eux, n’inclut que la musique, la peinture, la sculpture, la gravure et le dessin. Il s’insurgent du fait que des juges puissent s’arroger le droit de décider de ce qui relève ou non de l’art, et estiment donc qu’en l’absence de loi nouvelle, la photographie ne doit bénéficier d’aucune protection.


Mayer& Pierson répliquent que la loi de 1793 n’a pas pu prévoir « toutes les conquêtes qu’il serait donné à l’homme d’accomplir dans le domaine de l’art ». Ils se fondent sur l’abandon par la Cour de cassation de la distinction entre les arts proprement dits et les arts industriels, pour soutenir que ce qui distingue une œuvre d’art, ce n’est pas la forme dans laquelle elle se réalise mais le fait qu’elle porte l’empreinte de la personnalité de son auteur.


Leur avocat résumera cette position par cette formule : « Rendons à l’esprit ses droits et à la matière son rôle ! ».


Par un arrêt du 21 novembre 1862, la Cour de cassation trancha en faveur de Mayer & Pierson, en précisant que la loi du 19 juillet 1793 « n’ayant pas défini les caractères qui constituent une création de l’esprit ou du génie, il appartient aux juges du fait de déclarer, par une constatation nécessairement souveraine, si le produit déféré à leur appréciation, rentre par sa nature dans les œuvres d’art protégées par la loi ».


Une solution intermédiaire insatisfaisante

Dans cet arrêt, la Cour de cassation a certes refusé de réduire la photographie à un simple procédé mécanique, mais elle a également refusé de la sacrer art par nature, laissant aux juges le soin de distinguer ce qui relevait de l’art et ce qui n’en relevait pas.


Eriger les juges en critiques d’art n’était évidemment pas de nature à mettre un terme à la polémique liée au statut de la photographique.


Cette polémique aura de beaux jours devant elle encore car il faudra attendre l’entrée en vigueur de la grande loi sur le droit d’auteur du 11 mars 1957 pour qu’enfin, une protection soit accordée par la loi à l’œuvre photographique, mais à la stricte condition que celle-ci revête « un caractère artistique ou documentaire ».


Même sous l’empire de cette nouvelle loi, le juge restait maître du jeu, puisqu’il lui revenait encore de déterminer sur la base de critère parfaitement subjectifs, ce qui revêtait un caractère artistique ou non.


Cette référence au caractère « artistique ou documentaire » sera supprimée par la Loi Lang du 3 juillet 1985.


Sont donc désormais protégées, sans autre exigence que l’originalité, « les œuvres photographiques et celles réalisées à l’aide de techniques analogues à la photographie » (article L. 112-2 Code de la propriété intellectuelle).


Pour autant, au-delà de cette reconnaissance, la photographie n’a pas fini de poser à la justice des questions intéressantes sur lesquelles nous aurons sans doute l’occasion de revenir.

 

 

 


[2] Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’admirer l’exposition à Arles, les éditions EXB ont édité à l’occasion de cette exposition un très beau livre https://exb.fr/fr/home/670-lumiere-des-roses-eloge-de-la-photographie-anonyme.html

[3] Article 1er de la loi du 19 juillet 1793 : Les auteurs d'écrits en tout genre, les compositeurs de musique, les peintres et dessinateurs qui feront graver des tableaux ou dessins, jouiront durant leur vie entière du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la république, et d'en céder la propriété en tout ou en partie.

[4] Article 425 du Code pénal de 1810 : Toute édition d'écrits, de composition musicale, de dessin, de peinture ou de toute autre production, imprimée ou gravée en entier ou en partie, au mépris des lois et règlements relatifs à la propriété des auteurs, est une contrefaçon ; et toute contrefaçon est un délit.

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