Le « canular de Livourne » : quand trois farceurs ridiculisent des experts reconnus et démontrent que la provenance d’une œuvre n’est jamais infaillible
- Célia Chauffray
- 4 sept.
- 11 min de lecture
A l’occasion d’un récent passage dans la ville toscane de Livourne, j’ai découvert que cette cité avait été le théâtre en 1984 d’un scandale artistique tout à fait burlesque et retentissant, qui est passé à la postérité comme « le canular de Livourne ».
Amedeo Modigliani (1884-1920), peintre et sculpteur aujourd’hui célébrissime, était natif de la ville portuaire de Livourne. En 1984, afin de célébrer la naissance de cet illustre enfant du pays, la commune décide de lui consacrer une exposition au museo progressivo di arte moderna. L’exposition, organisée avec peu de moyens financiers, présentait surtout 4 des 26 statues connues de l’artiste, pour la plupart des têtes allongées réalisées à Paris sous l’influence de Brancusi.

Une rumeur persistante rapportait qu’en 1909, à l’issue d’une soirée avec des amis au caffè Bardi, café historique de la ville fréquenté alors par les artistes toscans, Amedeo Modigliani avait jeté plusieurs de ses statues dans un canal du port, découragé par les moqueries de ses comparses qui restaient hermétiques à son avant-gardisme.
Sans doute animée par le souhait de donner une belle publicité à sa modeste exposition municipale, la commune décida de financer une opération spectaculaire : le dragage des canaux du port pour tenter de retrouver les hypothétiques sculptures de Modigliani.
Les opérations débutèrent le 17 juillet 1984 sous le regard d’une foule de curieux.

Pendant une semaine, les opérations de dragage réalisées à grands frais n’aboutirent qu’à une formidable remontée de déchets en tous genres, suscitant les moqueries des habitants.
La pêche miraculeuse
Le 24 juillet, le miracle se produisit enfin : une première statue en grès fut repêchée au petit matin, suivie d’une deuxième en fin de journée puis d’une troisième qui sera découverte quelques jours plus tard. Elles seront respectivement désignées sous les noms de « Modi 1 », « Modi 2 » et « Modi 3 ».

La directrice du musée livournais et coordinatrice des opérations de recherches, Vera Durbè, exulte et annonce qu’ « il n’y a aucun doute, ce sont des œuvres de Modigliani, il suffit de les voir ».

De nombreux experts renommés ne tarissent pas d’éloges sur cette stupéfiante découverte.
Carlo Ludovico Ragghianti, professeur au sein de l’Ecole normale de Pise, y voit là des « œuvres fondamentales pour Modigliani et la sculpture moderne ». Giulio Carlo Argan, ancien maire de Rome considéré à l’époque comme l’autorité de référence en matière d’histoire de l’art en Italie, affirme que ces statues « sont, sans ambiguïté, de la main de Modigliani ».
Le directeur de la Villa Medicis à Rome et historien de l’art Jean Leymarie, affirme qu’il trouve « Modi 2 » « superbe et très émouvante ». Cesare Brandi, célèbre historien de l’art à l’université romaine La Sapienza, décrète sans ambiguïté possible qu’elles sont de Modigliani, ajoutant que ces statues « ont une lumière intérieure, comme une veilleuse ».
Les quelques voix qui s’élèvent pour émettre quelques réserves sont rapidement étouffées par l’enthousiasme général.
Il se trouve même un expert qui accepte de conduire des analyses chimiques sur les œuvres. Même s’il admet qu’il est impossible de déterminer précisément combien de temps celles-ci sont restées immergées dans l’eau, il précise toutefois que cela est mesurable au minimum en quelques dizaines d’années, ce qui accrédite évidemment la thèse de leur authenticité.
Les sculptures sont exposées au musée dès le 10 août et quelques jours plus tard, un catalogue est édité à la hâte pour diffuser les photos de la fabuleuse découverte.
Le canular révélé
Hélas ! Le 2 septembre des agences de presse annoncent que l’hebdomadaire Panorama s’apprête à sortir un dossier révélant que Modi 2 aurait été fabriquée par des étudiants de la ville…
Les trois farceurs, Pietro Luridiana, Pierfrancesco Ferrucci et Michele Ghelarducci, ont expliqué au journal avoir voulu faire cette farce en réaction aux moqueries de la population sur l’absence de résultats des opérations de dragage. Dépourvus de la moindre formation artistique, ils ont expliqué avoir réalisé la sculpture en deux jours à l’aide d’un marteau, de tournevis et d’une perceuse Black & Decker. Au vu du caractère grossier de leur réalisation, ils étaient certains que la supercherie serait immédiatement découverte.
Devant l’emballement médiatique et l’aveuglement du milieu artistique, ils ont finalement décidé de dévoiler eux-même la vérité. Pietro Luridiana a expliqué qu’ils n’avaient à l’origine aucune intention de tromper qui que ce soit et ne pouvaient accepter que leur réalisation finisse dans un musée.
En guise de preuve, ils fournissaient au journal une photo d’eux même et de leur réalisation, la fameuse Modi 2, prise avant qu’elle ne soit mise à l’eau.

Le comble du burlesque est atteint lorsque Vera Durbè affirme qu’une simple photo ne suffit pas à rapporter la preuve que la statue est fausse et les met publiquement au défi d’apporter la preuve qu’ils ont été capables de réaliser cette sculpture.
Voilà donc nos trois étudiants qui sont invités par la Rai et réalisent en direct devant des millions de téléspectateurs une sculpture similaire à Modi 2 avec leur perceuse.

Ne manquant pas d'humour, la marque Black&Decker publiera le lendemain dans la presse de pleines pages de publicité avec une photo de Modi 2 et le slogan « è facile essere bravi con Black&Decker » (c’est facile d’être bons avec Black & Decker).

Quelques jours plus tard, le mystère des deux autres têtes est levé à son tour : Angelo Froglia, peintre et docker livournais, révèle être l’auteur de Modi 1 et Modi 3. Muni d’un enregistrement de la réalisation des statues et d’une Modi 4, il explique avoir voulu « dénoncer la manière dont les critiques d’art, les mass média, les gens créent des mythes » et avoir voulu « accomplir une opération esthético-artistique ».
Il précisait qu’il s’attendait lui aussi à être rapidement démasqué, expliquant avoir même utilisé à dessein du granit pour ses réalisations, en sachant que Modigliani n’y avait jamais recouru.
A la suite de ces révélations, la directrice du musée Vera Durbè a perdu son poste, une grave crise politique a éclatée au sein de la municipalité communiste de Livourne et les historiens de l’art impliqués ont dû reconnaitre publiquement leur aveuglement.
Le grand historien de l’art spécialiste de l’art italien, André Chastel, a vu dans cette mésaventure l’expression d’un goût tout italien pour la beffa (le mauvais tour), par opposition à la simple burla (la blague) car « après tout, on est au pays où des farces cruelles ou géniales font partie, depuis Boccace, du folklore » (« Mauvaises tête », Le Monde, 18/9/1984).
Les leçons de la beffa de Livourne
Chez Boccace (1313-1375), la beffa est une ruse ou mystification ourdie pour ridiculiser quelqu’un – souvent un niais, un vaniteux ou un hypocrite – et faire rire aux dépens de la victime. Ce faisant, la beffa vise à alerter le public sur les dangers qu’il y a à se laisser emporter par la vanité ou la crédulité.
Le canular de Livourne (1984) rejoue exactement ce schéma : des farceurs fabriquent des « preuves » taillées sur mesure pour flatter l’attente d’un trésor « modiglianesque », des voix d’autorité pressées par l’euphorie collective valident trop vite et le public rit, puis s’interroge.
Comme dans les Beffe, la leçon à en tirer est simple et tient en trois mots : prudence, méthode, humilité.
Cette histoire du canular de Livourne, au-delà de son côté irrésistiblement burlesque, nous rappelle qu’en matière artistique, la question de l’authentification des œuvres est un point très délicat qui est source d’un important contentieux.
Plus particulièrement, lors d’une transaction portant sur une œuvre d’art, il faut se souvenir qu’en droit français la question de l’attribution de l’œuvre est susceptible d’avoir une incidence sur la validité de la transaction et doit donc être abordée avec beaucoup de prudence (1).
Il faut également toujours garder à l’esprit que l’attribution d’une œuvre d’art est loin d’être une science exacte et que les « expertises » en la matière doivent être abordées avec la plus grande circonspection (2).
Incidence de l’authenticité d’une œuvre sur la validité d’une vente
Qu’entend-on par authenticité en matière d’œuvre d’art ?
La définition de l’authenticité varie en fonction de son objet : l’auteur d’un tableau, l’époque d’un meuble, le lieu de découverte d’une antiquité ou la destination de l’objet pour les arts premiers.
L’authenticité en matière d’œuvre d’art peut donc être définie comme la certitude, affirmée à un moment donné, de son ou ses origines.
Elle apparaît néanmoins relative sous l’effet conjugué de l’évolution des recherches en histoire de l’art et des progrès scientifiques.
Quelles incidences peut avoir l’authenticité d’une œuvre d’art sur la validité d’une vente ?
En droit français, l’erreur sur une qualité essentielle de la chose vendue permet traditionnellement d’obtenir l’annulation de la vente sur le fondement des articles 1132 et 1133 du Code civil.
En matière d’œuvre d’art, il est traditionnellement admis que ce qui touche à l’authenticité, donc à l’attribution ou à l’origine d’une œuvre, constitue une qualité substantielle permettant, en cas d’erreur, d’obtenir l’annulation de la vente.
Cette action est possible dans les 5 ans de la découverte de l’erreur (article 1144 du Code civil).
L’erreur peut être invoquée par les deux parties au contrat. En pratique, c’est presque toujours l’acheteur qui intente l’action en nullité, mais ce peut être aussi le vendeur comme dans la célèbre affaire Poussin.
Les époux Saint-Arroman avaient vendu un tableau que la tradition familiale attribuait à ce peintre pour une somme modique, après que l’expert eut identifié l’œuvre comme appartenant à l’école des Carrache. La peinture, préemptée par les Musées nationaux, fut exposée au Louvre comme étant de Poussin.
Les époux Saint-Arroman assignèrent les Musées nationaux en nullité de la vente pour erreur, laquelle fut prononcée après dix-neuf années de procédure (TGI Paris, 13 déc. 1972, JCP 1973 II 17377. – CA Paris, 2 déc. 1976, JCP 1976 II 18358. - Cass. 1re civ., 22 févr. 1978, Bull. civ. I, n° 74. – CA Amiens [sur renvoi], 1er févr. 1982, JCP 1982 II 19916. - Cass. 1re civ., 13 déc. 1983, Bull. civ. I, n° 293. – CA Versailles [second renvoi], 7 janv. 1987, JCP 1988 II 21121).
Cette solution jurisprudentielle a été consacrée lors de la réforme du Code civil en 2016 à l’article 1133 al. 2 du Code civil qui dispose désormais que « l'erreur est une cause de nullité qu'elle porte sur la prestation de l'une ou de l'autre partie ».
L’acceptation d’un aléa au moment de la conclusion de la vente exclut toutefois toute possibilité d’annulation ultérieure de la transaction.
En effet, l’erreur sur une qualité essentielle de la prestation ne peut pas être invoquée en cas d’acceptation, au moment de la conclusion du contrat, d’un aléa sur cette qualité (art. 1133 al. 3 C. civ.), c’est-à-dire lorsque le contractant a, en pleine connaissance de cause, conclu à ses risques et périls.
Ce principe a été dégagé à l’occasion de la célèbre affaire du Verrou de Fragonard (Civ. 1, 24 mars 1987, Verrou de Fragonard I, Bull. n°105). Il a été jugé à cette occasion que, si au moment de la conclusion du contrat, les parties acceptent l’existence d’un aléa par le recours à la mention « attribué à », aucune d’elles ne peut ensuite invoquer l’erreur pour obtenir l’annulation de la vente si l’incertitude se dissipe.
À retenir :
Les termes du contrat relatifs aux connaissances que l’on a, au moment de la vente, sur l’authenticité de l’œuvre vendue doivent être rédigés avec la plus grande précision et la plus grande prudence.
Les mentions d’attribution (« atelier de », « entourage de », « attribué à ») et les réserves claires documentent l’aléa contractuel ; à l’inverse, une garantie d’authenticité engage.
A cet égard, il est essentiel de connaître et de respecter les prescriptions du décret n°81-255 du 3 mars 1981 sur la répression des fraudes en matière de transactions d’œuvres d’art et d’objets de collection, dit décret Marcus qui définit le sens des expressions utilisées dans le commerce des œuvres d’art. Il s’applique à toutes les formes de ventes d’œuvres d’art.
Quelques précisions sur les expertises en matière d’œuvres d’art
Qu’entend-on par « expert » en matière artistique ?
Il est important de souligner que la profession d’expert n’est pas réglementée.
Les profils des experts en matière d’œuvre d’art sont ainsi très variés et peuvent prétendre au titre d’experts notamment les conservateurs de musées, les comités de recherche, les critiques d’art ou encore les commissaires-priseurs eux-mêmes.
Les trois organisations professionnelles les plus représentatives sont la Chambre nationale des experts spécialisés en objets d’art (C.N.E.S.), la Compagnie nationale des experts (CNE) et le Syndicat français des experts professionnels en œuvres d’art et objets de collection (SFEP).
La seule obligation qui pèse véritablement sur les experts est qu’ils doivent obligatoirement avoir une assurance professionnelle (art. L. 321-31 C.com.).
Qu’entend-on par « expertiser » une œuvre au moment d’une vente ?
Expertiser une œuvre d’art, c’est déterminer la nature, l’origine, l’auteur ou l’époque de fabrication et détecter les altérations, les transformations et les réparations éventuellement subies par l’objet.
L’expert certificateur, spécialiste d’un artiste, peut être un marchand, un héritier de l’artiste ou encore agir au sein d’une fondation. En matière de peinture ancienne, le certificateur peut aussi être un historien d’art.
La certification peut se manifester par l’inscription de l’œuvre dans le catalogue raisonné rédigé par le spécialiste de l’artiste reconnu par le marché. L’expert certificateur peut ainsi délivrer un certificat d’authenticité ou un « certificat d’inclusion dans un catalogue raisonné ». Aucune peinture d’une certaine importance ne se vend d’ailleurs sans ce type de certification.
En pratique, en cas de litige, différents types d’expert sont amenés à se contredire entre eux : l’expert ayant assisté le commissaire-priseur dans la rédaction du catalogue de vente est souvent opposé à l’expert judiciaire, éventuellement assisté d’un sapiteur, qui émet des doutes sur l’authenticité de l’œuvre, en se référant par exemple au catalogue raisonné élaboré par un universitaire fin connaisseur de l’artiste.
Tout avis d’expert donné sur l’authenticité d’une œuvre est toujours faillible doit, en tout état de cause, être apprécié avec la plus grande circonspection : l’avis doit être prudent, documenté et réservé.
Un certificat catégorique qui accompagne l’œuvre vendue engage.
Et si l’expert se trompe ?
Parce que la prestation de l’expert a une nature intellectuelle, son obligation est en principe une simple obligation de moyens, c’est-à-dire qu’il a uniquement l’obligation d’avoir mis en œuvre tous les moyens utiles (travaux de recherche, documentation, inspection de l’œuvre etc.) pour l’accomplissement de sa mission.
Cependant, s’il n’assortit ses conclusions d’aucune réserve, il supporte une obligation de résultat.
En effet, selon une jurisprudence constante, l’expert qui affirme l’authenticité d’une œuvre sans assortir son avis de réserves, engage sa responsabilité sur cette affirmation (Cass. 1re civ., 7 nov. 1995, n°93-11418. - Cass. 1re civ., 3 avril 2007, Dufy, n°05-12238. - Cass. 1re civ., 31 mai 2007, Modigliani, n°05-11734 . - Cass. 1re civ., 28 juin 2007, Victor Charreton. – Cass.1re civ., 6 mars 2008, Cross, n°04-12042. - Cass. 1re civ., 17 déc. 2009, Renoir, n°07-20051) et ce, « tant à l’égard de l’acquéreur de l’œuvre, victime de l’erreur, qu’à l’égard du commissaire-priseur qui a établi son catalogue et procédé à la vente au vu du certificat ainsi délivré» (Cass. 1re civ., 31 mai 2007, n°05-17203, Vlaminck).
A retenir : l’expertise en matière d’œuvre d’art n’étant pas une science exacte, il convient de faire preuve de la plus grande prudence. Lors de la conclusion d’une vente, il est prudent de bien examiner l’avis de l’expert certificateur, de s’assurer qu’il soit suffisamment documenté et s’il comporte des réserves, de bien inclure celles-ci dans le champ contractuel.
EN CONCLUSION
L’affaire de la beffa de Livourne illustre jusqu’à l’archétype que la rencontre d’une histoire séduisante à laquelle tout le monde a envie de croire, d’une attente médiatique et de l’avis d’autorités perçues comme légitimes peut faire oublier les réflexes les plus élémentaires.
Même en présence d’une belle histoire et d’avis que l’on croit éclairés, il faut toujours et systématiquement s’interroger sur l’existence d’un contrôle matériel, de vérifications documentaires, de tests scientifiques lorsque ceux-ci sont pertinents et de contre-expertises indépendantes.
L’expertise en matière artistique est très loin d’être une science infaillible, et tout expert peut être amené à commettre des erreurs.
Que l’on soit vendeur ou acheteur, il ne faut jamais oublier que l’avis de l’expert ne peut suffire, et lors de toute transaction portant sur une œuvre d’art, il est prudent de vérifier également les points suivants :
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Sources sur l’affaire du canular de Livourne :
Définition de la Beffa sur Treccani (en italien)



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